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Le Smartphone nous rend-il dingues
Le Smartphone nous rend-il dingues?! Critique d'un livre et lien pour le télécharger 7
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De même que fumer occupe nos mains quand nous ne les utilisons pas, Time occupe notre cerveau quand nous ne sommes pas en train de penser », écrivait le journaliste et critique Dwight Macdonald en 1957. A l’ère du smartphone, le problème ne se pose plus jamais. Nos mains et notre cerveau sont en permanence accaparés par l’envoi dc textos, la rédaction d’e-mails, les « like », les tweets, les vidéos sur YouTube ou une partie de Candy Crush.
Les Américains passent en moyenne cinq heures et demie par jour sur les médias numériques, dont la moitié à partir d’un appareil mobile, selon le cabinet d’études eMarketer. Et les chiffres sont encore plus elevés pour certaines catégories. Les étudiantes de l’université Baylor, à Waco (Texas), déclarent utiliser leur portable en moyenne dix heures par jour. Les trois-quarts des 18-24 ans affirment consulter leur téléphone dès le reveil. Les Britanniques vérifient leur appareil 221 fois dans la journée – une fois toutes les 4,3 minutes en moyenne. Et ce chiffre est sans doute en dessous de la réalite, car nous avons tendance à sous-estimer notre usage du mobile : selon une enquête réalisée par l’institut Gallup en 2015, 61 % des Américains interrogés assuraient regarder leur téléphone moins souvent que leur entourage.
La rapidité avec laquelle nous nous sommes transformés en un peuple connecté est sans precedent. Les premiers iPhones à écran tactile ont été commercialisés en juin 2007, suivis, en 2008, des premiers appareils équipés du systeme Android. Les smartphones sont passés en un temps record de 10 % à 40 % du marché. Du jamais-vu dans l’histoire des téchnologies de consommation. Le taux d’équipement de 50 % à été atteint voici seulement trois ans aux Etats-Unis. Pourtant, ne pas avoir de smartphone est aujourd’hui synonyme d’excentricité, de marginalité ou de grand âge.
Quest-ce que cela signifie de passer du jour au lendemain d’une société ou l’on marche dans la rue en regardant au-tour de soi à une société ou l’on marche le nez sur sa machine? Nous n’agripperions pas sans arrêt notre smartphone si nous n’avions pas le sentiment que cet ordinateur de poche nous sécurise, améliore notre productivité, protège de 1’ennui et nous rend mille et un services. Selon une étude menée l’an dernier par le Pew Research Center, 70% des Américains interrogés affirmaient se sentir plus libres avec leur téléphone, tandis que 30 % déclaraient le ressentir comme une laisse. Près de la moitié des 18-29 ans déclaraient s’en servir pour « éviter les autres autour deux ».
Psychologue clinidenne et sociologue enseignant au MIT, Sherry Turkle n’a rien d’une technophobe. Mais dans son nouveau livre, après une carrière entière passéce à observer les relations entre l’homme et l’ordinateur, elle quitte la description pour le plaidoyer : cette révolution de la communication mine la qualité des relations humaines, aussi bien en famille et avec les amis qu’entre collegues ou amoureux, soutient-elle, avec bien des arguments à l’appui. Le tableau qu’elle brosse est à la fois familier et navrant : des parents constamment distraits, sur le terrain de jeux comme à la table familiale; des enfants frustrés de ne pouvoir capter leur attention pleine et entière ; des soirées où les amis présents en chair et en os doivent rivaliser avec d’autres amis, virtuels, ceux-la; des classes dans lesquelles le professeur contemple un parterre d’élèves occupés à plusieurs tâches a la fois, ne faisant qu’à moitié attention a ce qui se passe en cours ; et une culture de la drague ou l’infinité de choix nuit à l’engagement affectif.
Aux yeux de Turkle, le problème à ses racines dans un phénomène qu’elle abordait déjà dans Seuls ensemble: les jeunes sont trop absorbés par leur appareil pour developper un « moi » pleinement independant, dans ce livre, la sociologue observait la façon dont les interactions des adolescents avec des jouets robotisés et leur incapacité à se « deconnecter » affectaient leur développement: le téléphone et les textos perturbent l’aptitude à se séparer des parents et font obstacle de multiples façons à la progression vers l’âge adulte. Administrer un profil Facebook modifie l’image que l’on donne de soi. Se laisser absorber par un avatar de jeu peut devenir un moyen de fuir les difficultés de la vie réelle. Les jeunes connaissent aujourd’hui des angoisses inédites, liées à la perte d’intimité et à la survivance des données en ligne.
Dans son nouveau livre,Turkle donne l à ces questions une dimension aussi bien philosophique que psychiatrique. Faute d’apprendre à rester seuls, soutient-elle, les jeunes perdent leur capacité à être en empathie.« C’est notre aptitude à la solitude qui nous permet de venir en aide aux autres et de les voir comme des êtres séparés et indépendants », écrit-elle. Incapables d’introspection, les individus qui vivent enfermés dans le monde virtuel des médias sociaux developpent un état d’esprit du type :« Je partage, donc je suis.» Ils forgent leur identité pour les autres. Les ados se mettent en scène en permanence. Résultat: les satisfactions que pourrait leur apporter la solitude sont vécues en termes d’« angoisse de la déconnexion ».
Comme dans son précédent ouvrage, Turkle aborde cette perte de l’empathie à la fois en clinicienne et en ethnographe. Elle puise dans les centaines d’entretiens quelle à menés depuis 2008, l’année où de nombreux lycéens et étudiants ont commencé à etre équipés d’un smartphone. Inquiets, les enseignants d’un collège du nord de l’Etat de New York décrivent des élèves qui ne regardent pas dans les yeux ou ne réagissent pas au langage corporel, qui ont du mal a écouter l’enseignant et à lui parler, qui sont incapables de se mettre à la place de l’autre, de reconnaitre qu’ils ont blessé quelqu’un ou de fonder une amitié sur la confiance.« C’est comme s’ils présentaient tous des symptomes apparentés au spectre de l’autisme», lui dit un enseignant. Turkle essaie même de quantifier les dégâts, citant à plusieurs reprises une étude qui fait état d’une baisse de 40% de l’empathie parmi les étudiants de premier cycle au cours des vingt demières années (empathie mesurée par des tests psychologies standards).
Pour les jeunes, remarque-t-elle, l’art de l’amitié consiste de plus en plus à savoir fragmenter son attention. Parler à quelqu’un qui n’est pas entièrement présent dans la conversation est agaçant. Mais cette situation tend à devenir la norme. Turkle a déjà observé des évolutions considérables dans le domaine des « technologies de l’amitié ». Au début, elle voyait les gamins investir leur énergie dans l’amélioration de leur profil Facebook. Ces derniers temps, ils préfèrent Snapchat, une application célèbre pour ses messages qui disparaissent immédiatement après avoir été vus, et Instagram, où les utilisateurs échangent autour d’un flux de photos partagées,  généralement prises avec leur téléphone. Ces deux plates-formes, à la fois asynchrones et éphémères, permettent de se composer une image tout en ayant l’air plus naturel et spontané que sur Facebook. Car les jeunes utilisateurs de Snapchat ne craignent pas tant de laisser des traces indélébiles sur le Web que de commettre ce nouveau péché qu’est l’excès de polissage de son image.
Un autre phénomène est encore plus inquiétant, aux yeux de Turkle : les médias sociaux permettent de se soustraire à l’embarras des relations humaines diréctes. L’application FaceTime d’Apple n’a pas décollé parce que, comme l’explique un étudiant en demure année de « collège » [premier cycle universitaire], «il faut le tenir [le téléphone] en face de son visage avec son bras; on ne peut rien faire d’autre pendant ce temps-1à ». Malgré tout, certains parmi les plus jeunes (probablement dotés du même nombre de bras que tout le monde) utilisent FaceTime pour ne pas avoir à passer physiquement du temps ensemble. L’avantage ? « On peut toujours lâcher le contact » et « faire en même temps d’autres choses sur les réseaux sociaux ».
La chose que les jeunes ne font jamais avec leur smartphone, c’est se parler. Ce qu’ils ont à dire de leurs conversations en chair et en os est révélateur:« Je n’ai jamais vraiment appris à bien parler en personne. » « Même quand je suis avec mes amis, je préfère aller sur Internet pour faire une remarque […]. Je me sens plus à l’aise. » Un lycéen qui se prépare a rejoindre un établisscmcnt de l’Ivy League [les universités privées les plus prestigieuses] s’inquiète parce qu’à la fac, il lui faudra « avoir pas mal de conversations in situ ». Dans l’ensemble, les ados « expriment clairement que les allers-retours de la conversation spontanée, “en temps réel”, les rendent “inutilement” vulnérables », écrit Turkle.
Au contact de ces récits, le lectcur oscille entre consternation et admiration. Consternation de voir que les jeunes fuient les contacts personnels. Admiration pour l’ingéniosité de l’homme à imaginer de nouveaux modes de communication. Un groupe d’étudiants l’explique : lorsqu’ils se rencontrent physiquement, ils ajoutent une « couche » de conversation numérique & cellc qui se tient en face-a-face, dans la même pièce.
Des pratiques inédites voient aussi le jour dans les familles, où les anta-gonismes se transforment dans bien des cas en « batailles par textes interposés », écrit Turkle. L’auteure raconte ainsi l’histoire d’un jeune garçon qu’elle appelle Colin. II est en conflit avec ses parents car lui et sa fratrie ne sont pas à la hauteur de leurs attentes. II lui semble que déplacer l’affrontement sur Gchat « adoucit les choses » . « Mais, après s’être interrompu pour demander si quelque chose se perd en agissant ainsi – une question qu’il s’adresse & lui-même autant qu’a moi Colin emploie une expression venue du monde des affaires: “Quelle serait la valeur ajoutée d’une dispute en face-à-face ?”I1 n’en voit pas. Chez lui, on gère le conflit en l’apaisant en ligne. Colin pense que son entourage et lui sont ainsi plus “productifs”en tant que famille. » Aborder le foyer en termes de « productivité » n’est évidemment pas sain aux yeux de la psychothérapeute. Les parents choisissent de gérer les différends dans le cyberespace afin de contrôler leurs émotions, d’évacuer les éléments « compliqués et irrationnels » de la querelle. « Mais dire à un enfant, à un compagnon ou a un epoux “j’ai choisi de m’absenter pour m’adresser à toi”est en soi porteur de bien des dommages potentiels, estime Turkle. Pour éprouver de l’empathie, il faut maîtriser suffisamment ses sentiments pour écouter l’autre. Si le parent ne donne pas l’exemple – s’il se rue sur ses textos ou ses e-mails —, l’enfant n’apprendra  pas l’empathic ou ne la considdrera pas comme une valeur ».
Utiliser les SMS ou le « chat» comme pare-chocs dans une relation sentimentale paraît tout aussi pernicieux. Turkle consacre plusieurs pages à Adam, un architecte de 36 ans incapable de surmonter la fin d’une longue relation. Adam a l’impression qu’il pouvait ainsi donner le « meilleur de lui-même » avec sa compagne Tessa, être 1’homme plus ouvert et moins sur la défensive qu’elle désirait qu’il soit. Communiquer par messages électroniques plutôt que par téléphone lui permettait de « faire une pause » et de « ne pas se tromper » dans leurs échanges. Le jeune homme reste obsédé par les archives numériques de leur amour, des dizaines de messages envoyés chaque jour pendant trois ans : «II [en] extirpe un,envoyé à Tessa après une dispute. Adam explique qu’il était effrayé, apeuré à l’idée de ce qui allait se passer. Mais son message faisait retomber la tension. S’y trouvait une photo de ses pieds, sous laquelle écrit : “Tâche de contrôler ton désir en me voyant en chaussures Crocs et en chausscttes.” Si Tessa avait été face à lui, Adam affirme que, sous l’effet de son angoisse, il aurait essayé de l’acculer à lui pardonner. Sa panique n’aurait fait qu’empirer les choses. En ligne, il se servait de l’humour pour exprimer sa confiance dans la solidite de leur relation. Autrement dit, ce que reflétait le message n’était pas le “vrai” Adam, mais celui qu’il voulait êtrc».
Dans Her, le film de Spike Jonze, la partenaire amoureuse engendrée par l’intelligence artificielle présente l’avantage d’offrir un soutien affectif sans avoir les exigences d’un être humain réel. En 1’occurrence, le personnage de chair et d’os pense, lui, que la personalité modifiée qu’il donne à voir au cours de leurs conversations désincarnées est plus séduisante que la vraie. Voilà qui retourne l’objectif de l’informatique affective : nous sommes ici plus prôches de l’hommc imitant le robot que de machines ressemblant à des hommes. Turkle remarque que les médias numériques placent les individus dans des « zones de confort » où ils croient pouvoir partager «la juste dose » d’eux-mêmes. Mais cette impression de maîtrise nest qu’une illusion – un «raisonnement à la Boucles d’or». La distance idéale qu’il s’agirait de maintenir dans une relation amoureuse n’existe pas. « La technologie nous fait oublier ce que nous savons de la vie », résume la sociologue.
Pourquoi une trop grande immersion dans le numérique affecterait-elle notre empathie, même quand nous ne sommes pas connectés? C’est là que Turkle est moins convaincante, et doit mobiliser les sermons de Thoreau sur la valeur de la solitude. Pour une meilleure réponse, mieux vaut se concentrer sur la façon dont les individus interagissent en ligne. Tel est implicitement le propos de Joseph M. Reagle Jr., professeur en sciences de la communication a l’uni- versité Northeastern de Boston. Dans son ouvrage « Lire les commentaircs », il s’intéresse a la façon dont nous créons des liens dans le genre de contenu qu’il definit comme social, reactif, court, asynchrone et omniprésent . Ce « fond du Web » recouvre pour lui à peu près tout, depuis les partages Facebook jusqu’aux bulletin board systems (BBS) [un système d’échanges de messages], en passant par les avis de consommateurs sur Amazon. Reagle scrute ce paysage disparate à la recherche d’un but qu’il appelle «la serendipity intime », sa fa9on de dysigner les communautys virtuelles réussies, ces lieux où les utilisateurs sont capables de s’exprimer de façon civilisée. Il découvre de la critique constructive dans certains endroits surprenants. Par exemple, chez des « bêta-lecteurs » qui se font mutuellement des retours sur leurs « fanfictions »(des narrations rédigées à la façon de leur érivain preéféré). II déniche aussi des pépites de la culture de la sagesse des foules, comme cet avis spirituel d’un client d’Amazon sur un détecteur de monoxyde de carbone, titré : « A sauvé la vie de notre fils – 4 étoiles sur 5. » Mais dans l’ensemble, les conversations numériques observés par Reaglc souffrent des travers identifiés par Turkle : narcissisme, désinhibition et incapacité à s’interesser au ressenti de l’autre. Nous sommes face a un monde dénué d’empathie.
Les commentaires anonymes sont les pires, qui conduisent à des phénomènes de meute haineux. Les flamers, cyberbullies et autres trolls (qui tous recourent à l’insulte) gachent même les conversations modérées, fondécs sur une identite partagée . Nul n’a trouvé le moyen de faire échec à la loi de Godwin, selon laquelle tout débat en ligne finit par tomber dans une comparaison avec les nazis. La haine et le harcèlement qui affectent n’importe quelle discussion sur le feminisme, voire le seul fait que des femmes s’exprimcnt, sont encore pires. Autre menace, le doxxing: dévoiler des informations personnelles sur des utilisateurs anonymes, comme leur adresse ou des photos de leurs enfants, pour les intimider. La « misogynie visuelle et autre harcèlement par l’image» est également une forme de violence, qui repose sur la manipulation de photos et d’imagcs pornographiques de façon menaçante. Une internaute peut recevoir cinquante menaces de viol et de violences par heure quand se forment des trollplex : ce que Reagle définit comme des attaques non coordonnées contre une cible quelque part sur Internet.
D’après lui, cette cruauté desinvolte naît pour partie du besoin qu’ont les  hommes de quantifier le degré de séduction des femmes. Il rappelle que l’ancêtre de Facebook, Facemash, est apparu dans une chambre de la résidence étudiante de Mark Zuckerberg à Harvard. Son but était de noter les étudiantes en fonction de leur sex-appeal. Twitter ne fait pas mieux:« Notre bilan sur le front des agressions et des trolls est nullissime, et ce depuis des années », écrivait en 2015 son P-DG, Dick Costolo, dans un mémo interne, avant d’être poussé vers la sortie. Une application plus récente s’est propagée à partir des campus americains : baptisée Yik Yak, elle semble avoir été sciemment conçue pour que les étudiants puissent dénigrer anonymement leurs professcurs et partager des rumeurs agressives. Mais, en dépit de toutes les horreurs dont il parle, Reagle milite contre l’abandon des commentaires libres, décide ces derniers temps par divers organes de presse : Reuters, le site d’actualites juives Tablet et le quotidien USA Today pour sa rubrique sportive. « Le commentaire fait désormais partie du paysage et nous devons trouver les moyens de l’utiliser efficacement», ecrit l’auteur. Reagle a raison de le souligner, abandonner les commentaires libres, c’est abandonner la promesse démocratique du Web. Mais la solution proposée (« trouver des façons de développer une solide estime de soi afin de faire face à l’omniprésence des commentaires ») n’est pas convaincante. On ne peut se contenter de gérer les conséquences émotionnelles de la cruauté sur Internet en s’endurcissant. Il nous faut un Web moins destructeur pour notre humanité.
Si nous faisons tant de choses nocives – pour nous comme pour les autres – sur le Web, peut-être devrions-nous y passer moins de temps. Mais ce n’est pas si simple. Il n’existe pas de frontière claire entre avoir du mal à s’arrêter et un comportement compulsif. L’idée d’un « trouble de l’addiction à Internet » est apparue pour la première fois dans une parodie d’article universitaire, en 1995. Un an plus tard, certains proposaient serieusement de l’intégrer au manuel de référence de la psychiatrie, le DSM-IV. A cette époque, développer un comportement compulsif sur Internet supposait d’être vissé à son ordinateur, ce qui limitait le phénomène. Mais, depuis la fin des années 1990, sous l’effet conjugué des e-mails et du mobile, la relation passionnelle au numérique est devenue aussi courante que le séduisant clignotement de la lumière du BlackBerry sur la table de nuit.
L’effet conjugué de la technologie mobile et des médias sociaux a ensuite rendu encore plus courants les excès numèriques chez des personnes trop jeunes pour avoir connu le BlackBerry, et que l’email n’attire pas. Les activités habituelles les plus simples consistent a consulter les éléments mis a jour dans ses différents flux sociaux et à approuver les contributions publiées par ses amis en tapotant sur les différentes déclinaisons du bouton « J’aime» lancé par Facebook en 2009. II y a les «+1» de Google+, les épingles de Pinterest, les coeurs d’lnstagram, les étoiles de Twitter, remplacées ensuite également par des coeurs. Les applications les plus populaires induisent des mouvements particuliers et répétitifs de la main: le balayage sur Tinder (vers la gauche pour rejeter un profil), le double tapotement sur Instagram (pour signifier son approbation), l’appui long sur Snapchat pour voir apparaitre une implosion de gribouillages et le glissement vers le bas pour catapulter des oiseaux dans le jeu Angry Birds.
Quand Turkle écrit qu’« Internet nous apprend à avoir besoin de lui », son propos est imagé. Mais si le Web lui-même est dénué d’intention, les ingénieur qui conçoivent nos interactions avec le réseau poursuivent un objectif très proche de ce quelle décrit. II y a vingt ans, les emplois les plus prises des jeunes diplômés se trouvaient chez Goldman Sachs ou Morgan Stanley. Aujourd’hui, les étudiants de Stanford, du California Institute of Technology (CalTech) et de Harvard cherchent à devenir chefs de produit ou développeurs dans des entreprises de médias sociaux. Les matières qui préparent à de telles carrières sont l’architecture de logiciels, la psychologie appliquée et l’économie comportementale – en d’autres termes, il s’agit d’utiliser ce que nous savons des vulnerabilité humaines pour créer du besoin.
Certains des développeurs d’applis les plus en vue de la Silicon Valley sont issus du Persuasive Technology Lab de Stanford, émanation de l’Human Sciences and Technologies Advanced Research Institute au sein de cette université. Le laboratoire a été crée en 1998 par B. J. Fogg. Sa thèse de doctorat, si l’on en croit le site de l’organisation, « utilisait les méthodes de la psychologie expérimentale pour démontrer que les ordinateurs peuvent changer la pensée et le comportement de manière prévisible ». Fogg enseigne à des étudiants de premier cycle et organise des « camps de’ntrainement à la persuasion» destinés aux entreprises de technologie. Il appelle « captologie » la discipline qu’il a fondée, terme dérivé de l’acronyme computers as persuasive technologies (« les ordinateurs comme technologie de persuasion »). Voilà un bon vocable pour une branche dont le but est de capter l’attention des individus et de les empêcher de s’échapper. Le modèle comportemental de Fogg comprend la création d’habitudes par le biais de « declencheurs chauds », comme les liens ou les photos sur les fils Facebook, essentiellement composés de « posts » d’amis. L’un des étudiants de Fogg, Nir Eyal, en fournit un guide pratique avec son livre « Accros : comment créer des produits générateurs d’habitude ». Ancicn concepteur de jeux et profcsscur de «psychologie appliquée du consommateur » à la Graduate School of Business de Stanford, Eyal explique pourquoi des applications telles que Facebook sont aussi efficaces. Une appli réussie, explique-t-il, engendre une « routine persistante » ou « boucle comportementale ». L’application fait deux choses : elle déclenche un besoin et fournit une réponse momentanée a ce besoin. « L’ennui, la solitude, la frustration, la confusion, l’indécision sont souvent a 1’origine d’une légère douleur ou irritation. De tels sentiments poussent presque instantanément à une action souvent idiote pour dissiper la sensation négative », écrit Eyal. « Peu a peu, ces liens se consolident en habitudes, quand les utilisateurs recourent à votre produit pour faire l’experience de certains déclencheurs internes».
La valeur financière d’une application est en grande partie détermine par le temps que l’on passe a l’utiliser, avec l’idee que l’usage se traduit en recettes publicitaires. Le « temps passé » des utilisateurs américains de Facebook est de 40 minutes par jour – un chiffre incroyable.
Qu’est-ce qui provoque un tel niveau d’immersion? Comme l’écrit Eyal, le déclencheur est « la peur de rater quelque chose » [FOMO : « Fear of Missing Out »]. Le réseau social soulage cette apprehension en permettant à l’internaute de se sentir connecté et approuvé. Celui-ci peut mobiliser de la reconnaissance. Facebook est un moyen d’affirmer son statut social et de mesurer sa force à travers le nombre de « J’aime », de commentaires et d’amis. Si l’on en croit Eyal, se connecter libère une dose de dopamine dans le cerveau, en même temps que l’envie irrésistible d’une nouvelle dose. Les développeurs appliquent les principes élémentaires de la psychologie des machines à sous. La variabilité de la « récompense» – ce que l’on obtient en se connectant – est fondamentale pour captiver.
Eyal pense que le partage de photos sur Instagram provoque un désir encore plus irrépressible. «Instagram est emblematique [du travail] d’une équipe d’entrepreneurs — aussi cales en psychologie qu’en technologie – qui a lancé un produit générateur d’habitudes sur des utilisateurs qui l’ont ensuite intégré à leur routine quotidienne », écrit-il. Le génie de l’application réside de son point de vue dans le fait de depasser la « FOMO » généralisée pour générer une angoisse existentielle autour de «la peur d’oublier un moment privilégié ». Poster une photo apaise ce malaise. Le rachat en 2012 d’Instagram – alors une startup de treize employés – par Facebook, pour la modique somme d’un milliard de dollars,« démontre le pouvoir croissant de – et l’énorme valeur monétaire créée par – les technologies génératrices d’habitudes ». En d’autres termes, Instagram était tellement addictif que le n°1 des médias sociaux devait à tout prix en faire l’acquisition.
Bien entendu, poster sur Facebook et sur Instagram contribue également a l’accumulation globale de FOMO. Eyal décrit, sans paraître pleinement lc comprendre d’un point de vue humain, un circuit fermé de creation et de soulagement de l’angoisse. Que sont en train de faire les autres? Que pensent-ils de moi? Qu’est-ce que je pense d’eux? Malgré les questions éthiques posées à la fin, son ouvrage se lit comme l’un de ces documents de l’industrie du tabac expliquant comment trafiquer le niveau de nicotine dans les cigarettes.
Pour accrocher leurs utilisateurs, les concepteurs peuvent s’appuyer sur des phénomènes psychologiques tels que le biais d’investissement (nous sommes plus susceptibles d’utiliser un outil si nous avons passé du temps à le personnaliser). Pour Eyal, une application ne devrait pas justifier d’investissement avant d’avoir offert des récompenses, comme des éléments d’information vraiment intéressants. Autre levier : la rationalisation, l’impression que si l’on passe beaucoup de temps à faire quelque chose, c’est que ce quelque chose doit avoir de la valeur.
Turkle est opposée a l’utilisation du mot« addiction », qui laisse entendre qu’« il faudrait se débarrasser de la substance addictive ». Or, on ne va pas facilement «“se débarrasscr” d’lnternet >». Mais nombre de ses interviewes recourent naturellement au vocabulaire de la toxicomanie, de l’abstinence et de la desintoxication. Dans le langage parlé, les sessions en ligne sont comparées à des shoots et le fait de se déconnecter des médias sociaux à une cure de désintoxication ou une phase de manque. Les fabricants non plus ne peuvent s’empêcher de parler de la sorte, à propos des « usagers » et des « dispositifs ». Les dégâts de la technologie sont plus emotionnels que physiques. Mais plus vous lisez sur le sujet, plus vous risquez d’avoir l’impression que nous sommes au milieu d’une nouvelle guerre de l’Opium dans laquelle les spécialistes du marketing font de l’addiction une stratégie commerciale explicite. Sauf que cette fois, les dealers viennent armés duplications aux allures de bonbons acidules.
Malgré son tableau des dommages causés par le numérique sur presque chaque type de relation humaine, Turkle reste optimiste. Elle pense que nous pouvons prendre le contrôle de la technologie ou, comme le clame le titre de son livre, « Reconquerir la conversation ». Même les adolescents trop jeunes pour avoir connu un monde sans médias sociaux expriment leur nostalgie d’un tel monde. Il reste cependant un lieu où connaître l’amitié sans avoir à partager son attention. II s’agit des colonies de vacances interdisant les appareils numériques, desquelles les jeunes reviennent plus attentionnés et plus empathiques, six semaines plus tard – pour mieux replonger dans la « zone machine ».
Comment profiter des plaisirs et des bienfaits des médias mobiles et sociaux tout en contrecarrant leurs effets appauvrissants et antisociaux? Turkle reste vague. Peut-être parce qu’au-jourd’hui, les bonnes solutions ne sont pas légion. Elle pense que nous devrions sciemment nous limiter à une tâche à la fois, entretenir l’art de la conversation en face-à-face et nous fixer des limites, comme s’interdire d’utiliser un smartphone à table. Elle invite a lire Walden ou La Vie dans les bois de Thoreau.
En tant que consommateurs, nous pouvons aussi pousser les entreprises à concevoir des applications moins nuisibles à la concentration. S’il existe à l’heure actuelle une conscience dans le domaine de la conception duplications, il s’agit probablement de Tristan Harris. Ancien étudiant de B. J. Fogg à Stanford, Harris était jusqu’a récemment ingénieur chez Google. Dans plusieurs conférences disponibles sur YouTube, il explique que 1’«économic de l’attention» pousse chacun d’entrc nous à passer du temps à faire des choses dont nous reconnaissons qu’elles ne sont ni productives, ni satisfaisantes, mais sur lesquelles nous avons une capacité de contrôle limitée. Les entreprises high-tech sont lancées dans une «course à la conquete du bulbe rachidien ». Le système ne récompense pas les activités qui nous aident à occuper notre temps judicieusement, mais celles qui continuent à nous faire bêtement tirer la manette du bandit manchot.
Harris veut que les ingénieurs prennent en considération dans leur travail de conception certaines valeurs humaines, comme la notion de « temps bien dépensé ». La plupart de ses suggestions sont des mesures et signaux destinés à encourager des choix plus conscients. Par exemple, chaque session Gmail ou Facebook pourrait commencer par vous demander combien de temps vous souhaitez rester connecté aujourd’hui, et vous le rappeler lorsque vous approchez la limite. On pourrait imaginer de reconfigurer les applications de messagerie afin de favoriser l’attention plutôt que l’interruption. iTunes pourrait rétrograder les jeux les plus fréquemment effacés par ses utilisateurs parce que ceux-ci les trouvent trop addictifs. Ces propositions – des applications plus réfléchies, et des applications pour contrôler nos applications – sont utiles. Mais elles semblent aussi très insuffisantes face à l’ampleur du problèmc. Les contraintes de l’économie des start-up font jusqu’à présent emporté sur les aspirations à un numérique humaniste. Tant que les concepteurs de logiciels seront en mesure d’offrir directement aux enfants des produits gratuits et addictifs, les parents – eux-mêmes des utilisateurs compulsifs – ont peu de chances d’exercer un contrôle. On ne se défend pas contre les disciples de la captologie en réclamant gentiment des machines à sous moins tentantes. Jacob Weisberg  
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